| La Demeure du ChaosL'uvre au noir
Marie Huret Dans une paisible bourgade, près de Lyon, le millionnaire Thierry Ehrmann, a transformé 
 une maison bourgeoise en temple de l'apocalypseLa fumée. L'odeur du cramé. Il ne manque plus que ça. Une carcasse d'hélicoptère 
 gît devant des barils de pétrole. Un avion s'est écrasé en plein jardin. 
 Eventrés, carbonisés, les murs de l'ancien relais de poste du XVIIe siècle ont 
 été bichonnés à la lance thermique. On cherche une touche de couleur, c'est 
 du rouge sang qui dégouline entre les briques. Sur une tente kaki de militaire s'exhibe une tête 
 de mort. Dans ce décor d'apocalypse, une pancarte signée par l'artiste Ben alpague le 
 visiteur: «La fin du monde approche».  L'uvre au noirCliquez 
 sur l'image pour voir le reportage photo de la Demeure du Chaos
 Le chauffeur de taxi avait pourtant juré: «C'est coquet, là-bas!» Saint-Romain-au-Mont-d'Or 
 (Rhône), village chic aux pierres blondes niché le long de la Saône, à 10 
 kilomètres de Lyon. Bourgeois, résidentiel. Ici, la fontaine coule, la tourterelle roucoule. 
 Un papy à casquette, chien en laisse, longe le mur griffé d'un tag bleu à peine 
 sec: «Liban, silence: on tue!» Bienvenue à «Ehrmannland», la Demeure 
 du chaos. Une usine à crashs de 12 000 mètres carrés tenue d'une main de fer par 
 une machine à cash, Thierry Ehrmann, 44 ans, millionnaire iconoclaste et 307e fortune de France, 
 selon le magazine Challenges.
 Son business? Le succès planétaire du site Artprice.com, coté en Bourse. Son 
 dada? Le glauque, le gothique. Alchimiste déjanté, ce PDG en rangers adepte du marteau 
 piqueur et de l'acide chlorhydrique s'est mis à barbouiller méthodiquement de noir un 
 somptueux domaine bourgeois acheté il y a une quinzaine d'années à Saint-Romain. 
 Coulées de béton, tôle à la place de la tuile, sculptures rouillées, 
 une «uvre monumentale de déconstruction», se réjouit-il. Le massacre 
 est orchestré de jour comme de nuit par ses soins. «C'est un mégalo qui ne respecte 
 rien!» gronde un habitant. Franc-maçon, amateur d'ésotérisme, Ehrmann se 
 régale: 45 artistes participent à ce happening permanent, qui lui a déjà 
 coûté 2,5 millions d'euros. Des Belges, des Hollandais, des Allemands, des fondus d'art, des curieux, des vieux, ça défile 
 tous les week-ends dans les ruelles du bourg. Peu leur importe l'église romane du XIIe siècle 
 avec son vitrail, classé monument historique, tous veulent découvrir «Grozny-au-Mont-d'Or». 
 Ruines calcinées, voitures désintégrées, de l'art à la sauce Mad 
 Max. «De l'art?» s'étrangle le maire, Pierre Dumont. Il a porté l'affaire 
 devant les tribunaux. Le 13 septembre, la cour d'appel de Lyon doit arbitrer cette guerre de tranchées 
 qui ébranle la bourgade de 1 000 habitants, où le moindre rafistolage de volet doit être 
 autorisé par l'architecte des Bâtiments de France. «C'est un spectacle agressif et 
 morbide, poursuit l'édile, une injure au Code de l'urbanisme. Il déborde sur l'espace 
 public et on est obligé de le subir. A 6 ans, ma petite fille avait peur de passer devant! Cela 
 vous amuserait de vivre nez à nez avec le visage de Ben Laden?» En première instance, 
 le 16 février dernier, le tribunal a condamné l'homme d'affaires - sous peine d'une astreinte 
 de 75 euros par jour - à remettre sa demeure en état, tout en reconnaissant son statut 
 d'uvre d'art. Suicide social? Provocation d'un illuminé? Nul doute qu'il vous observe en train de longer 
 ses murs peinturlurés de salamandres, le symbole de son groupe. Vêtu de noir, crâne 
 à moitié rasé orné d'une fine natte, Thierry Ehrmann surveille, via des 
 caméras, sur une quinzaine d'écrans, toutes les pièces de sa maison et de son siège 
 social. Il se renseigne sur son visiteur. Si c'est un journaliste, épluche ses articles et, d'emblée, 
 vous le fait savoir: «Cela ne vous gêne pas?» Il est assis à l'intérieur 
 d'un anneau d'acier, son bureau à l'allure de vaisseau spatial. Trois marches à grimper, 
 il s'extrait. Début de la visite. Là, une peinture de l'attentat du métro de Londres. 
 Ici, des portraits gémellaires d'Arafat et de Sharon. Au fond de la piscine, à l'eau teintée 
 de rouge, des lames de rasoir. Au pied d'un cerisier, tendues vers le ciel, des poutrelles métalliques de 10 mètres 
 de hauteur, la réplique des ruines du World Trade Center. C'est le choc du 11 septembre 2001 
 qui l'a poussé à reproduire chez lui un théâtre de guerre: «Le rôle 
 du plasticien est d'obliger les gens à regarder les drames en face.» Et de citer Duchamp: 
 «Une uvre d'art qui ne questionne pas n'en est pas une.» Mais l'idée de convertir 
 en portes de l'enfer sa demeure a germé en 1999. Sols, plafonds, murs, 28 pièces d'époque 
 y sont passées. Il veut choquer. Pas question de créer le chaos en pleine friche industrielle: 
 «Il fallait trouver un endroit où tout n'était que luxe, calme et volupté», 
 jubile-t-il. Il a fallu que ça tombe sur lui. Le voisin. Il ne veut pas dire son nom. Le matin, en ouvrant 
 ses volets, un joli panorama l'attend. «Je vois le panneau La fin du monde approche, 
 soupire-t-il. Avant d'aller bosser, ça me déprime!» Au village, les anti et les 
 pro-chaos s'affrontent à l'épicerie ou à coups de missives. «Le week-end, 
 c'est odieux, on se croirait à Saint-Tropez! soupire le retraité René Methel. Or 
 Saint-Romain n'a rien à voir avec ça, c'est un village humble, tranquille. Nous sommes 
 pris en otages.» Une douzaine d'habitants se sont regroupés pour dénoncer les parkings 
 bondés et les touristes indisciplinés. Sur 480 foyers sondés, ils disent avoir 
 recueilli entre 350 et 400 signatures. Ehrmann, lui, dégaine 54 000 cartes postales de soutien. 
 «Il a une armada de juristes, raconte le maire. Des moyens énormes. C'est un procédurier 
 qui ne communique que par fax, huissier et recommandé.» L'écrit, c'est sa came, son shoot. Sa matière première. Sa prière du matin, 
 à 9 heures, c'est la revue de presse au bistrot. Chez Ehrmann, l'info tourne à l'obsession, 
 il la collectionne, l'archive: 15 000 classeurs, 270 000 manuscrits du XVIIe à nos jours, sept 
 salles de conservation. «C'est freudien», lâche-t-il. Enfant, la presse était 
 interdite à la maison, l'accès à l'info verrouillé par le père. Il 
 n'y avait que La Croix. Et, le jour où le gamin a reçu Pif Gadget, ce fut un scandale: 
 le canard était détenu par les cocos! Un père polytechnicien. Une mère juriste. Une enfance bourgeoise, boulevard des Belges, 
 à Lyon. Son géniteur a déjà 70 ans quand il en a 10. «Il y avait Couve 
 de Murville à la maison, mais je n'y ai jamais vu d'enfants!» Il fréquente 18 établissements, 
 en majorité cathos, un précepteur dominicain et la fac de théologie. L'éducation 
 hyperstricte lui pèse. A 81 ans, sa mère vient de lui lancer: «Tout petit déjà, 
 tu mettais le feu aux boîtes aux lettres!» Chargé par le Vatican de gérer à travers l'Europe les biens de l'Eglise, son 
 père, proche de l'Opus Dei, voyage de prélat en cardinal. Parfois, son fils l'accompagne. 
 Une photo du château de Fribourg montre le petit Thierry, épanoui, au milieu de... 70 nurses. 
 «Ça aussi, répète-t-il, c'est freudien.» Libertin, l'homme partage 
 aujourd'hui sa vie avec deux femmes, la Française Nadège, mère de ses deux fils, 
 et la Vietnamienne Josette Mey. «Trois générations de fils uniques dans la famille, 
 ça marque, confie-t-il. J'ai voulu créer ma tribu.» L'autre clef du cas Ehrmann, 
 c'est la guerre. Elle le fascine, l'obsède. Il l'a frôlée, ça le brûle 
 encore. A la mort de son père, il hérite, à 18 ans, d'une usine chimique en Allemagne. 
 La vend. Passionné de géopolitique, marqué par sa rencontre avec un psychiatre 
 juif, le jeune homme file en Israël, puis dans le sud du Liban, où la guerre fait rage. 
 Elle lui enlève sa compagne. Blessure à vie, à vif. «Un vrai choc», 
 souffle-t-il. Pas de hasard. Sa dernière lubie, c'est un bunker, 120 tonnes d'acier et de verre 
 blindé. Conçu avec le plasticien Mathieu Briand, il vient d'être exposé en 
 juillet au Grand Palais, à Paris. Huit autres sont en préparation. Son art délirant va-t-il contaminer tout le village? Un habitant a peint une porte bariolée. 
 Un voisin, Marc Allardon, a créé la Maison de l'Eden, en opposition à la noirceur 
 de la demeure: un animal de couleur jaune, Dudu, en carton et toile de verre, dépasse du jardin. 
 «En face, les gens prennent un bon coup de cafard, explique cet entrepreneur en nettoyage; ici, 
 une dose de bonheur.» De sa piscine, il voit le portrait géant de Bush, ce qui ne le perturbe 
 pas plus que ça. «On s'habitue, les infos de 20 heures sur TF 1, c'est autrement plus violent, 
 dit-il. C'est un grand timide, Ehrmann, un gars sympa. Je l'appelle M. Trois. Dès qu'il donne 
 un chiffre, divisez-le par trois: s'il annonce 6 000 visiteurs le week-end: ça fait 2 000.» De toute façon, ça fait trop pour le maire, qui ne veut rien lâcher. «Ici, 
 juste pour percer une fenêtre, explique-t-il, il faut six mois de discussion et trois réunions 
 avec les Bâtiments de France! Lui fait ce qu'il veut. Les gens n'y comprennent plus rien.» 
 De son côté, Thierry Ehrmann bouillonne de projets. Dans six mois, le lierre et les plantes 
 devraient dévorer le bitume de son no man's land. «Dans une société hyperréglementée, 
 les gens trouvent un exutoire dans ce chaos, plaide-t-il. On reçoit 100 000 visiteurs en un an, 
 des écoles, des jeunes de banlieue, c'est un musée gratuit à ciel ouvert.» 
 Aux prochaines municipales, en 2008, l'homme d'affaires compte présenter sa propre liste, Romains 
 libres. Il annonce l'élection la plus fun de France. Ça promet. Marie Huret copyright ©2006 L'Express Artiste ou fou furieux?Thierry Ehrmann se verrait bien en Facteur Cheval du XXIe siècle. Le député 
 UMP du Rhône Christian Philip, qui s'est rendu à la Demeure du chaos, a relevé «un 
 ensemble important d'uvres». 2 500 au total. L'élu se bat auprès du ministère 
 de la Culture pour que soit engagée une procédure similaire à celle du Palais idéal 
 du Facteur Cheval, à Hauterives (Drôme). En 1969, André Malraux l'avait classé 
 monument historique. Thierry Erhmann, lui, fait valoir le statut d'uvre d'art de sa maison de 
 Saint-Romain. L'article R 421-1 du Code de l'urbanisme dispense en effet de permis de construire les 
 statues, monuments et uvres d'art ne dépassant pas 12 mètres de hauteur et 40 mètres 
 cubes. Le concepteur prend soin de respecter, au centimètre près, les règles: «Je 
 mesure tout au laser», s'amuse-t-il.
 Un guerrier des affairesNe vous fiez pas à ses allures d'illuminé: Thierry Ehrmann est un redoutable homme d'affaires. 
 En 1987, il crée le groupe Serveur, devenu l'un des principaux compilateurs de banques de données 
 judiciaires, juridiques, économiques. Un chiffre d'affaires de 63 millions d'euros en 2005, 180 
 salariés. L'idée est astucieuse: il s'agit de créer de l'info hautement monnayable. 
 Collectée, recoupée, elle est enrichie, puis revendue. Dix ans plus tard, c'est la naissance 
 de son fleuron, Artprice.com, leader mondial de l'information sur le marché de l'art. Il retrace 
 toutes les ventes aux enchères publiques d'art: plus de 342 000 artistes sont référencés 
 et des annonces diffusées auprès de 900 000 membres. Le patron de LVMH, Bernard Arnault, 
 qui avait pris une participation minoritaire, en est sorti il y a un an. «Avec une confortable 
 plus-value», précise l'excentrique millionnaire.
 Reportage Photo //L'Express en ligne du 10/08/2006  La 
 Demeure du ChaosL'uvre au noir animation réalisée par Julien Bordier
A Saint-Romain-au-Mont-d'Or, paisible bourgade près de Lyon, le millionnaire Thierry Ehrmann, 
 a transformé une maison bourgeoise en temple de l'apocalypse. "Une monumentale création 
 artistique", se défend-il. Excédés, de nombreux villageois - dont le maire 
 - partent en guerre contre ce gêneur. LEXPRESS.fr vous propose de faire 
 le tour du propriétaire avec des photos titrées par le maître de maison lui-même. copyright ©2006 L'Express.fr |